La pluralité des autismes [1911-1935-…]

On commence souvent les histoires de l’autisme en rappelant que ce terme nommait tout d’abord un symptôme de la schizophrénie, telle qu’elle fût décrite par Eugen Bleuler, psychiatre zürichois directeur du Burghölzli et alors féru de psychanalyse, dans son ouvrage de 1911 Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies. Or c’est en se cantonnant à une histoire psychiatrique de l’autisme que l’on saisit le moins ce qu’il se passe aujourd’hui entre l’autisme et la psychiatrie. Bleuler décrivant d’un seul coup la schizophrénie et l’autisme, ce n’est pas tout à fait faux, mais cela procède d’un premier oubli : l’autisme était d’abord pour Bleuler un mode de l’activité de penser, indispensable à tout un chacun dans sa combinaison avec l’autre mode, le réalisme. Il y a donc dès le départ comme un dédoublement de l’autisme, sans même évoquer les débats dans lesquels la proposition bleulérienne des deux modes de pensée, débats soutenus notamment avec Sigmund Freud et Carl Gustav Jung.

Il faut donc revenir sur l’étendue initiale du concept d’autisme, et ce n’est pas le moindre des mérites de la thèse soutenue en 2015 par Stephen Haswell Todd, The Turn to the Self : A history of Autism 1910-1944, que de nous la faire parcourir et sentir, comme modalité de pensée, mouvement éthique de détournement, vision épistémologique et matrice descriptive dans la psychopathologie d’inspiration freudienne que Bleuler essaye alors d’inventer.

Haswell Todd rappelle également de façon capitale que l’autisme n’est pas resté inerte entre le moment de son invention par Bleuler et ses reprises à la fin des années 1930 chez George Frankl, Leo Kanner et Hans Asperger. Bien au contraire le terme autisme connaît un succès immédiat, et son concept est discuté, étendu, repris, bien au delà des cercles psychiatriques, notamment dans l’ensemble du mouvement holiste de l’entre-deux guerres.

C’est d’ailleurs à la lumière de cette diversité initiale de l’autisme chez Bleuler, et des écarts qu’elle a occasionné dans la reprise du concept après la première Guerre Mondiale que Stephen Haswell Todd lit l’ouvrage publié en 1922 par Eugen Bleuler : Das Autistisch- Undisziplinierte Denken in der Medizin und Seine Überwindung. Oui vous avez bien lu, « indisciplinée »! La pensée autistique-indisciplinée en médecine et son dépassement. Une dizaine d’année après la mise en circulation du concept, les usages sont déjà tellement disparates que Bleuler tente de siffler la fin de la récré!

Eugène Minkowski et Ernst Kretschmer sont tous deux étudiés par Haswell Todd parce que c’est bien davantage de leurs mains que Frankl puis Asperger et Kanner ont reçu le concept d’autisme. Quant à Gündel et Rudolf ils ont répertorié dès 1993 plusieurs dizaines de psychiatres ayant discuté et retravaillé l’autisme avant la seconde guerre mondiale. Ici à l’autismuseum nous avons même retrouvé l’article d’un anthropologue américain utilisant le concept en 1935! Effervescence autisme, dès avant 1938, bien avant les années 2000!

Avec Minkoswki et Kretschmer c’est en fait un changement radical de perspective qui s’amorce dans les années vingt. Les typologies devaient remplacer les classifications, les types remplacer les entités, la démarche holistique remplacer l’approche mécaniciste de la fin du 19^ème. Mais le moins que l’on puisse dire est que la typologie vers laquelle les holistes ont tendus leurs efforts aura eu bien du mal à accoucher ne serait-ce que d’un seul type positif et reconnu. Par contre ils s’accordaient plutôt bien sur la figure aussi négative que fondatrice à laquelle ils étaient articulés, l’incarnation du mécanicisme en tant que tel, l’autiste. Un vrai type négatif.

Autismuseum met donc cette aile consacrée à la pluralité des autismes au départ de la visite pour rappeler que depuis le départ le terme autisme ne recouvre pas un seul objet stable, quelque chose d’objectivable, mais a bien plutôt été pris dans une multitude d’usages qui ne déposent un semblant de lieu commun qu’à la condition de s’en tenir à des généralités.