Erwin Lazar, premier directeur de la Heilpädagogische Station ouverte à Vienne en 1911 au sein de la Kinderklinik universitaire, fut le maître de George Frankl, Anni Weiss, Valerie Bruck, Viktorine Zak ou encore Hans Asperger. C’est lui qui avait donné une place exceptionnelle à Sœur Viktorine Zak, dont le savoir-faire auprès des enfants et la finesse d’observation sont vantés tant par Frankl que par Asperger.

Je vous propose de lire quelques pages de son principal ouvrage Die medizinischen Grundlagen der Heilpädagogik, publié en 1925. Il s’agit du début du chapitre consacré à « Dyssocialité et Criminalité ». Lazar y pose les jalons de son concept de dyssocialité, que l’on retrouvera à l’œuvre aussi bien chez Frankl que Weiss ou Asperger. La conception sur laquelle il l’assoit fournit ni plus ni moins que l’espace conceptuel dans lequel s’inscrira l’autisme dans le travail de Frankl de 1937, qui présente avec ce que vous allez lire une remarquable continuité thématique et méthodologique. L’enjeu principal du propos de Lazar est la domestication de l’enfant par la vie familiale conçue comme un « facteur biologique ». C’est par son entremise que les instincts et tendances de l’individu pas encore domestiqué vont être soit réaffectés en conformité avec les impératifs de la vie en société, soit rejetés derrière la culture. Ce que vient montrer la « vie perverse » des encéphalitiques pour Lazar, c’est la faillite d’une domestication qui avait pourtant réussi. Les actes dyssociaux de l’encéphalitique sont ainsi attribués au rejaillissement des instincts et pulsions précédemment réprimés.

C’est bien en suivant cette piste de l’encéphalitique au regard de la signification de son changement moral complet dans la compréhension des enjeux de la domestication humaine que Frankl introduira en 1934 et en 1937 les concepts de contact affectif, langage affectif, actes impulsifs (Triebhandlungen) et autisme.

Un mot général sur la traduction de ce texte, qui est mon fait et dont les erreurs m’incombent entièrement, et quelques mots sur le terme particulier Trieb, très présent dans le texte, tout comme ses dérivés. Il est convenu de le traduire par « pulsion », avec comme principal dérivé l’adjectif « pulsionnel ». Or ces deux termes s’avèrent très insuffisants pour traduire la variété des dérivés de Trieb dans ce texte, mais aussi et surtout, ce ne sera pas une surprise, le sens de chacune des occurrences. J’ai choisi à chaque fois la traduction la plus proche du sens et la plus lisible en français, ce qui aboutit à l’utilisation de plusieurs termes différents dans notre langue : pulsion, instinct, tendance, poussée, etc. Pour signaler que le terme source était Trieb ou l’un de ses dérivés, j’ai assorti chacun des termes le traduisant dans le texte cible d’une astérisque. Pour justifier ce choix de traduction éminemment critiquable j’en conviens je me contenterai de renvoyer au texte de Fernand Cambon disponible ici et qui contient notamment une liste des dérivés de ce fameux intraduisible. Contrairement à ce que Cambon semblait indiquer, j’ai choisi de ne pas traduire Trieb par instinct, instinctuel, instinctif, etc. D’abord parce que les exigences de sens et de lisibilité des différents passages n’auraient pas été tout à fait satisfaites. Ensuite et surtout parce que Lazar emploie à plusieurs reprises la locution « Instinkte und Trieben » et qu’ainsi juxtaposés, il m’était impossible de traduire les deux termes allemands par un seul dans notre langue. J’ai bien évidemment regretté que Cambon n’ait pas abordé cette question de traduction dans sa conférence, alors même qu’elle ne me semble pas si rare, et ne se limite en tous cas certainement pas aux écrits d’Erwin Lazar. La lecture des articles pertinents à ce sujet dans le Vocabulaire Européen des Philosophies (Direction : Barbara Cassin, 2004) a achevé de me convaincre de procéder comme je l’ai fait.

Voici le texte :

Les actes qui perturbent la vie de la communauté sont appelés dyssociaux. Dans le cas particulier où un acte dyssocial enfreint également le droit pénal on parle de criminalité. Une étude de tous les actes dyssociaux révèle que l’activité des instincts et des tendances* qui étaient importants pour la personne non domestiquée est impliquée à plusieurs reprises. À la différence d’autres instincts qui gardent leur sens socialement et individuellement, certains instincts et tendances* sont repoussés par la culture, rejetés derrière une couche culturelle et de là ils peuvent parfois ressortir.

Il s’agit d’un ancien et séduisant problème psychologique qui a récemment été réintroduit dans le sens donné par Darwin et Spencer, en particulier par les psychologues anglais et américains Mac Dougall, Thorndike, Shands, Dravers et d’autres. Dans des systèmes différents et au gré de nombreux points discutés du point de vue individuel, ils montrent tous comment la méchanceté ainsi que les véritables dyssocialités peuvent être reliées à certains instincts. Ils administrent la preuve si clairement que l’on peut se soumettre à leurs explications sans aucune arrière pensée.

La personne normale bien élevée qui traverse la vie en douceur est l’exemple d’une domestication réussie. Que les instincts socialement dangereux aient été disponibles en elle témoigne de son enfance. À cette époque, on lui en a fait perdre les habitudes de différentes manières. Le fait qu’elle doive parfois déployer des efforts pour les maîtriser prouve qu’ils ne sont pas morts. Elle connaît donc tout cela par sa propre pensée.

Qu’une personne soit bien éduquée dépend de plusieurs conditions: elle doit avant tout être vraiment éduquée, elle doit également avoir été éducable et il faut que les fruits de l’éducation n’aient pas été détruits par un processus exogène ou endogène. L’objet de l’éducation pose comme contraires les efforts éducatifs ancrés constitutionnellement et conditionnellement. Finalement, tout dépend de la capacité de la couche culturelle superficielle à vraiment faire face aux exigences de la vie ordinaire, si ce sont seulement des circonstances spéciales qui y introduisent une fissure laissant les masses instinctives et pulsionnelles* atteindre la surface. Enfin, il est également concevable que la psyché socialement développée subisse un changement pour des raisons purement endogènes, que tout ce qui a été construit de manière adéquate soit dégradé par un processus pathologique.

Le lien entre une dyssocialité sévère et une maladie qui peut être observée depuis ses débuts est devenu évident de par la connaissance de l’encéphalite léthargique. En un an, après la disparition des symptômes réels de la maladie, les tableaux de dyssocialité les plus divers se sont montrés chez les personnes atteintes et sont apparus dans des affaires pénales particulièrement grotesques. Les mêmes observations ont été faites dans tous les pays et dans toutes les couches de la population. Il est tout à fait possible que, dans de nombreux cas, il existe un fardeau héréditaire, à savoir qu’un sol favorable à l’apparition du processus pathologique était présent. Mais jusqu’à leur maladie, ces personnes étaient parfaitement saines et, par la suite, sans la moindre perturbation de leur intelligence, elles se sont mises à mener une vie perverse. Leur dyssocialité s’affirme dans le milieu domestique par l’impolitesse, ce qui correspond à une période très ancienne de l’enfance. Ils frappent, griffent, mordent, font des bêtises*, se tiennent dans la plus stupide opposition. Il y a aussi des vols, des coups de couteau, des détournements. Les instincts associés à la pulsion* originelle d’accaparement, de chasse, de collection (au sens des auteurs en question), se déchainent autant que dans la prime jeunesse.

D’autre part, l’acquis a été complètement perdu dans tout ce que l’enfant avait acquis précédemment par inhibitions, compulsions, religion, mépris du mal, utilitarisme. On peut imaginer que l’écorce de domestication est soudainement brisée par les impulsions qui l’ont assoupie. L’explication pathologique peut être faite de deux côtés. Soit, stimulés par l’irritation cérébrale, les instincts ont grandi considérablement, soit la domestication a été endommagée par le processus de la maladie. Déterminer si l’une ou l’autre possibilité existe, à notre connaissance, n’est pas possible avec les faits physiologiques pertinents du cerveau.

L’encéphalitique, dans toute sa vie instinctive, qu’il se manifeste par l’idiotie dans la maison ou par le crime, est complètement invulnérable. Il ne peut en aucun cas être persuadé d’utiliser l’intelligence bien gardée dont il dispose pour régler ses instincts. Il est inaccessible à toute forme d’éducation et ne peut pas être traité avec les mesures actuellement disponibles.

Il se comporte également différemment dans ce sens par rapport au psychotique dyssocial, chez qui l’intelligence décline habituellement et se comporte différemment de la plupart des psychopathes. Même avec ces maladies et ces anomalies, le jeu des instincts avec des forces intellectuelles et culturellement efficaces devrait être envisagé. Pour le présent examen, le comportement des psychopathes en particulier devrait être examiné. Comparé à l’encéphalitique, il faut admettre que même le psychopathe le plus stupide et le plus dissident offre certaines prises pour l’éducation. Il est au moins éducable à court terme, il n’est pas aussi dégénéré que l’encéphalitique. Au sens figuré, on pourrait dire que son écorce de domestication est au moins temporairement produite artificiellement, contrairement à l’encéphalitique où toutes les tentatives échouent. Cela présuppose une participation volontaire du psychopathe.

Cela rend également compréhensible l’évaluation médico-légale habituelle du psychopathe à l’heure actuelle. Si l’on doit accepter l’hypothèse selon laquelle les impulsions repoussées par la culture éclatent si souvent qu’il faut croire en un pouvoir spécial qui leur est inhérent, on ne peut accepter un échec absolu de la volonté profane. Les efforts de la procédure pénale contre les jeunes tiennent effectivement compte de cette circonstance. La procédure pénale avec condamnation conditionnelle et début de l’éducation sociale, ou pour mesures d’aide sociale, trouve avec les psychopathes suffisamment de points d’attaque et doit à cette circonstance ses succès. Cela est également corroboré par le fait que la plupart des psychopathes ont une forte tendance à la formation de complexes, ce qui est associé à des erreurs dans la vie de famille, à de tristes expériences d’enfance, à des expériences sexuelles, etc. Étant donné que ces complexes doivent être influencés par des psychopathes, du moins tant qu’on les tient entre leurs mains, on se trouve face à une tâche difficile, mais pas ingrate.

Les psychopathes et les personnes souffrant de psychose sont généralement considérés comme figés dans leurs systèmes. La possibilité que la couche de culture soit brisée par les instincts est, pour ainsi dire, latente, de sorte que les rechutes ne peuvent jamais être exclues avec certitude. Il doit se comporter très différemment lorsqu’un acte criminel n’a lieu que de façon occasionnelle ou lorsque la dyssocialité gagne soudainement du terrain dans le cercle domestique. Encore une fois, il ne peut s’agir que d’une avancée dans le même sens.

Lazar E., Die medizinischen Grundlagen der Heilpädagogik. Für Erzieher, Lehrer, Richter und Fürsorgerinnen, Wien, Springer, 1925, pp. 47-50

Image : Domestic Dogs, Charles Darwin.