Ce texte comporte quelques erreurs factuelles, et son titre n’est plus d’actualité: le fait que George Frankl ait transmis son concept d’autisme à Leo Kanner est désormais documenté, ce n’est plus une conjecture. Il s’agit d’une intervention au printemps 2014 devant les étudiants du Diplôme Universitaire « Du Bébé à l’Adolescence : Développement Normal et Pathologique« , dirigé par le Pr Sylvie Tordjman que je remercie pour son accueil. Malgré cette ancienneté et les défauts qui en découlent il me paraît intéressant de le rendre disponible ici puisque les aperçus donnés sur les axes de travail de Frankl, Asperger et Kanner ont encore bien du mal à se frayer un chemin dans la littérature malgré une quantité désormais abondante d’archives.
« Je sais bien que nous pouvons également en savoir autant et bien travailler, mais je pense aussi ensuite à la manière dont le Dr Frankl s’efforce de produire un diagnostic pédago-curatif ou au fait que nous avons effectivement de très bons concepts de travail, mais que nous les exprimons dans un jargon, en vertu duquel on comprend par exemple tout autre chose (pensez à autistique !), qui peut être difficile à faire passer. »
Asperger H., Lettre du 14 avril 1934, citée in Castell R., Hundert Jahre Kinder- und Jugendpsychiatrie, Göttingen, V&R Unipress, 2008, pp. 102-103.
« Pouvons nous alors soutenir que toutes les personnes “naissent semblables” concernant leur capacité à former un contact affectif? Le Dr Frankl essaie de répondre à cette question du point de vue du rapport entre le développement du langage et le contact affectif, illustrant ce rapport avec les exemples de la surdi-mutité, de l’aphasie congénitale, du “langage” des enfants et des chiens, d’un cas de sclérose tubéreuse, et du parkinsonisme acquis. »
Kanner L., « Affective Contact », in Nervous Child, 2, 3, 1943, p. 216.
Les choix par Leo Kanner et Hans Asperger des termes ‘autistic‘ et ‘autistischen‘ pour désigner les tableaux cliniques qu’ils proposaient à la communauté scientifique au début des années 1940 ne constituaient pas une coïncidence frappante (Happé, 1994, 9) ou étrange (Hochmann, 2009, 257), car ils ont tous les deux travaillé avec Anni(e) Weiss et Georg(e) Frankl. Je montrerai en particulier en quoi il est plausible de considérer que c’est au contact du couple Frankl que Leo Kanner est entré dans un usage de la paire autisme/autistique. Mais ce que les sources donnent à voir et à lire, et en particulier ces nouvelles sources qui indiquent le rôle joué par Anni Weiss et Georg Frankl auprès de Kanner et Asperger, ne se réduit pas à un rebondissement dans l’histoire des deux grands hommes, ni au récit d’un plagiat de celui-là sur celui-ci, ni même à celui d’une occultation de celui-ci par celui-là. Concernant ces récits il devraient être rapportés aux stratégies de légitimation auxquelles ils participent. Ici je me propose de repartir de ces archives parce qu’elles ne se laissent pas représenter dans le cadre étriqué d’une ‘histoire de l’autisme’. Nous pouvons commencer à en prendre acte en remarquant qu’au commencement il y eut un travail collectif particulier.
La Tafelrunde de Vienne
Le 14 avril 1934, Hans Asperger écrit une lettre depuis la Clinique Psychiatrique et Neurologique de l’Université de Leipzig au sein de laquelle il fait un stage. Les passages qui ont été publiés par sa fille, Maria Asperger-Felder, nous donne l’occasion de lire ses impressions sur le fonctionnement de l’institution :
« En particulier, la théorie me plaît pas mal. Elle consiste à rassembler tout ce qui se donne à voir en une composition totale, ce qui est assez en harmonie avec nos points de vue, mais certainement avec beaucoup de détails. … Un édifice aux fondations solides avec des concepts clairs, utiles au diagnostic. Je sais bien que nous pouvons également en savoir autant et bien travailler, mais je pense aussi ensuite à la manière dont le Dr Frankl s’efforce de produire un diagnostic pédago-curatif ou au fait que nous avons effectivement de très bons concepts de travail, mais que nous les exprimons dans un jargon, en vertu duquel on comprend par exemple tout autre chose (pensez à autistique!), qui peut être difficile à faire passer. … Une différence majeure me semble résider dans le point suivant : Ici, ils observent de façon systématique. Les différentes ‘couches’ de l’âme d’un enfant : Intelligence, Sensibilité (qui circule beaucoup ici, c’est un très bon concept), Équilibre, Aspiration à se faire valoir, Imagination, Motivation, Base de l’humeur, Motricité. … Ensuite ces résultats isolés sont seulement placés côte à côte dans un diagnostic. Un inconvénient de ce procédé est clair : De cette manière nous n’apprenons que trop peu de choses sur les interactions entre les différentes ‘couches’, on n’obtient aucune image vivante d’une personnalité. … Bien évidemment, — aussi bon que cela soit à cet égard —, ce n’est pas comme la chaleur humaine en nous. […]« 1
À qui s’adresse cette lettre? À suivre le fil de l’histoire positiviste de l’autisme chacun se sent immédiatement renseigné sur le(s) destinataire(s): le génial Asperger s’adresse à son équipe restée à Vienne. Mais les indications données par Maria Asperger-Felder, sans empêcher cette lecture, permettent d’en composer une autre. Le premier type d’indication concerne ceux qui ne semblaient pas faire partie des destinataires. Il n’est pas beaucoup question de Valerie Bruck dans les lettres retrouvées, alors même que c’est Bruck qui dirigea le département entre 1932 et 1935, soit entre le décès de Lazar et l’arrivée d’Asperger à cette même place. Par contre Asperger-Felder présente Erwin Jekelius, également entré au département en 1931 et président de la société viennoise de pédagogie curative créée la même année, parmi les correspondants privilégiés de son père, mais sans qu’il fasse partie des destinataires de la lettre en question. Le second genre d’indication porte sur ceux qui figurent avec plus de contraste dans cette correspondance, on les trouve sur des photos, « sie werden in Briefen lebendig » écrit-elle, littéralement « ils viennent à la vie dans les lettres » : Sœur Viktorine Zak, qui avait été nommée infirmière en chef par Lazar, Josef Feldner, George Frankl, Anni Weiss2. Ce sont là les destinataires et Maria Asperger-Felder nous apprend que tout ce petit monde se retrouvait un soir par semaine pour discuter des cas, échanger. Ils appelaient cela leur « Tafelrunde ».
La Tafelrunde, la Table Ronde de la légende arthurienne, c’est l’absence de préséance entre ceux qui se réunissent, au contraire des tables carrées et leurs places hiérarchisées. Quatre médecins —Asperger, Feldner, Frankl et Weiss — et Sœur Viktorine Zak l’infirmière en chef dans une arthurienne absence de préséance qui rebat le jeu des rapports de pouvoir/savoir en vigueur dans l’institution. Leurs réunions semblent bien s’inscrire dans le mouvement de la pédagogie curative mais la Tafelrunde ne se confond ni avec le département du même nom — sans parler de l’équipe infirmière certains médecins qui y travaillent n’en font pas partie —, ni avec la société viennoise de pédagogie curative qui existe en parallèle.
Ce dispositif de la Tafelrunde ne requiert pas nécessairement un élément de mobilier comparable à celui qui est suspendu dans le grand hall du château de Winchester. La rotondité se poursuit dans le voyage d’Asperger en Allemagne, elle s’exprime dans sa lettre. Asperger fait partie de ceux auxquels il raconte ce qu’il voit à Leipzig. Ses observations se rapportent à leurs efforts et interrogations. Les éléments qu’il commente, compare et critique sont rapportés à cette table et la circulation qu’elle situe.
Tandis que la mise en scène d’Asperger en auteur unique de ses publications est devenue la règle, les éléments livrés par Maria Asperger-Felder nous invitent à déplacer la position d’Asperger vis à vis de ses écrits. De fait on peut considérer que dans les travaux qu’il publie à cette époque Hans Asperger se fait la plume de ce travail collectif, ainsi que Viktorine Zak ou bien Georg Frankl auront pu le faire. Ils signent et co-signent des hommages à Lazar qui reprennent son programme pédago-curatif. Une modalité exemplaire apparaît en lisant parallèlement les articles d’Asperger et de Frankl qui passent par les même thèmes de recherche, reprennent certaines références, développent des points de vue similaires, s’appuient les uns sur les autres et bien sûr partagent des cas élaborés pendant les tables rondes à partir de l’expérience quotidienne avec les enfants. Cette position me semble également active dans sa thèse bien connue.
À l’instar de la Table Ronde et de nombreuses autres tables rondes qui ont vu le jour à l’époque moderne, un objectif particulier réunit ses membres — faut-il parler d’une quête? —; lorsque Hans Asperger parle d’image vivante d’une personnalité, il ne s’agit pas seulement d’une formulation commode qui lui vient pour critiquer le régime diagnostic de l’équipe de Leipzig, encore moins d’une fantaisie théorique passagère à laquelle il s’adonnerait ponctuellement lors d’un voyage au printemps 1934. C’est vraisemblablement la formulation la plus ramassée que l’on puisse trouver de ce qui rassemble la Tafelrunde de Vienne. Ce même problème ouvre sa thèse neuf années après, et par exemple la partie qui suit l’exposé des quatre cas devenus célèbres, et dont le titre est rendu par « Les symptômes des psychopathes autistiques » dans la traduction française de 1998, s’intitule « Das Bild der Autistischen Psychopathen », soit en fait « L’image des psychopathes autistiques ». Cette thèse que l’on présente si souvent aujourd’hui comme le premier exposé clinique du dit syndrome d’Asperger, est donc l’une des suites de cette production collective. Tout le début de la thèse vise précisément à restituer au lecteur le travail accompli sur le genre de tableau/image que doit être un diagnostic, la psychopathie autistique venant ensuite exemplifier la tentative d’établir le diagnostic comme image vivante de la personnalité d’un enfant3. Je vais reprendre ici le propos du début de cette thèse qui constitue pour ainsi dire un instantané de ce milieu des années 1930. Une fois franchi ce point d’entrée, nous pourrons plus aisément situer les efforts qu’Asperger prête dans sa lettre au Dr Frankl.
Une image vivante de la personnalité d’un enfant
Le tout début de la thèse d’Asperger, soutenue en 1943, reconstitue en quelque sorte les raisons du Praktikum de 1934, à la recherche d’un procédé diagnostique qui aboutisse à une image vivante de la personnalité d’un enfant. Il est d’abord question des systèmes unidimensionnels, comme celui de Kretschmer, qui répartit les individus entre les deux pôles d’un continuum, et celui de Schneider qui classe les personnalités selon un trait de caractère essentiel. Le premier reçoit les félicitations d’Asperger pour avoir montré que la constitution physique et la constitution psychique « se correspondent jusqu’aux détails les plus fins« 5, le second pour la qualité de ses descriptions et son appel à enquêter au delà du trait principal, mais les deux systèmes sont écartés parce qu’ils appauvrissent la personnalité qu’ils se proposent de décrire en la réduisant à une seule dimension. Asperger reprend à ce propos les critiques formulées par Paul Schröder et Ludwig Klages.
En fait le passage par Leipzig fut notamment l’occasion pour Asperger de faire leur connaissance. Paul Schröder n’était autre que le directeur de l’institution dont les méthodes sont commentées dans la lettre citée au début et la visite de cette institution permettait donc de constater de quelle manière les propositions de Schröder en faveur de descriptions multidimensionnelles pouvaient prendre corps au quotidien. Voici le résumé qu’il en donne : « S’il est possible de décrire tous les traits essentiels de la vie psychique qui se conjuguent pour former une entité et existent en proportions variables chez chaque individu, on obtient une image claire de cette personne. Cette image permet de définir toutes les formes de réaction de l’individu et d’en extrapoler les mesures éducatives à prendre et aussi le pronostic de vie sociale. (…) Toutes les diversités de la psyché, même celles qui sont monstrueuses, s’expliquent et sont décrites par la différence du développement de chaque trait et de leur direction ainsi que par l’addition de tous les traits dans un ensemble.« 6 Si Asperger trouve ce mode d’observation plus utiles que les autres typologies, il relance pourtant la même question : « Comment se fait-il que les images des personnalités d’enfants décrites par l’école de Schröder n’aient pas l’air vivantes et réelles?« 7
On peut résumer sa réponse ainsi : D’une certaine manière Asperger renvoie le procédé diagnostic multidimensionnel de Schröder aux critiques que celui-ci avait porté contre les système unidimensionnels. Le système multidimensionnel de Schröder, dès lors qu’il demeure une simple addition de multiples dimensions, n’est qu’un empilage de systèmes unidimensionnels. « Mais un être vivant, et a fortiori l’être vivant le mieux organisé, l’homme, ne sont pas la somme des parties additionnées si l’on veut rendre justice à la nature. (…) On ne peut pas comparer une personnalité avec les poids d’une balance qui donnerait un certain résultat par l’addition de qualités diverses, mais on peut la comparer à un tissu de fils vivants dont chacun tient et lie l’autre. Les différents traits de la psyché ne sont pas des constantes intangibles mais des qualités différentes, rendant les comparaisons plus difficiles.« 8 Asperger propose donc de « partir de la personnalité entière pour arriver à chaque trait de l’individu » plutôt que de « parvenir à une entité par l’addition de différents éléments« 9.
L’autre objection se déploie en deux emplacements complémentaires et concerne les listes de dimensions évaluées pendant le diagnostic. D’un côté « dès qu’on s’efforce de suivre un schéma fixe d’après les mêmes traits de caractère (et seulement d’après ceux-là), on obtient alors des informations nombreuses mais sans pertinence car certains aspects et tendances existent de façon modérée et ne donnent pas les traits dominants de la personne (…) l’image est faussée plutôt qu’éclaircie par de telles informations.« 10 De l’autre « si on se tient à un système déjà donné, on oublie de voir et de juger des traits qui sont peut être essentiels et donnent au portrait sa propre caractéristique mais qui n’existent pas dans le système fixe.« 11
Autrement dit il s’agit plutôt de saisir le principe de construction de la personnalité, de « montrer les traits à partir desquels la personnalité à juger est complètement organisée. Le fondement scientifique de cette procédure est dû à Ludwig Klages; les manières dont s’exprime un homme nous révèlent son être. C’est par ces expressions que nous obtenons une image de la personnalité que nous avons en face de nous. Cette procédure qui, en partant des manières de s’exprimer, parvient à la personnalité, renonce consciemment à un système tout fait. Nous partons de l’individu, cherchons à comprendre sa personnalité dans son unité, à trouver la correspondance régulière entre le dedans et le dehors de la constitution psychique et de l’être psychique, de la motricité, de la mimique, des gestes, des manifestations végétatives (qui sont liées au psychisme), des mouvements de la langue, de la manière de parler et des manifestations du caractère.« 12.
En bref l’objet de la thèse est de proposer une nouvelle procédure diagnostique qui surpasse les descriptions multidimensionnelles de Schröder en cherchant le trait à partir duquel une personnalité est construite et vivante, et sans que ce trait soit à piocher dans une liste préétablie. Pour obtenir une image vivante il faut renoncer à disposer d’un système diagnostique.
Rien là dedans qui soit incompréhensible et c’est pourtant comme un discours décousu que ces arguments ont été présentés par Uta Frith dans une note de bas de page qui justifiait selon elle de ne pas traduire cette partie de la thèse d’Asperger pour le public anglophone, qui fut donc et se trouve encore privé de l’intelligibilité du travail d’Asperger. C’est non seulement une part non négligeable du texte qui a ainsi été censurée, comme il est possible de le remarquer sur l’image ci-dessous, mais cela revenait à transformer un texte traitant de méthode diagnostique et expliquant le style d’impression que devait faire le tableau des psychopathes autistiques en un compte rendu clinique en attente de sa théorisation, vide que Frith se proposait bien évidemment de combler.
Le texte d’Asperger, « Die ‘Autistischen Psychopathen’ im Kindesalter » [1944], présenté sous forme de vignettes. En rouge la partie censurée par Uta frith dans son ouvrage de 1991, Autism and Asperger Syndrome.
Reprenons. Le tableau sera vivant s’il est établi à partir du trait qui organise la personnalité de l’enfant de part en part. Mais comment donc l’exposé de quatre cas de psychopathie autistique était-il censé prouver la validité de cette procédure? En quoi l’image des psychopathes autistiques qu’Asperger se proposait d’en extraire appuyait-elle les arguments développés? Comment les termes autisme/autistique s’étaient-ils retrouvés faire partie de la solution au problème du diagnostic alors qu’Asperger se servait de l’un d’eux dix années auparavant pour évoquer d’une brève mention à ses collègues l’exemple même de ce qu’il ne fallait pas faire?
L’organe qui medie l’éducabilité
Pour répondre à ces questions, il faut en appeler à un point plus directement en prise avec la pratique au sein du département de pédagogie curative, sur lequel Georg Frankl s’était penché dès 1934 dans un article intitulé « Ordonner et obéir« 13. Qu’est ce qui fait qu’un enfant obéit? Le déploiement clinique et expérimental que cette question suscite indique l’importance de cette question pour les viennois. Les travaux de Frankl ainsi que la thèse d’Asperger témoignent de la certitude des membres de la Tafelrunde d’avoir une réponse valable à cette question. Tout comme le diagnostic ne doit pas être pris dans un système tout fait structuré par des relations logiques sans relation avec la vie mais selon une procédure ouverte qui cherche surtout à saisir la totalité vivante d’une personnalité au travers de son expression, l’éducation ne relève pas de la compréhension intellectuelle des ordres mais du contact affectif entre le guide et l’enfant. En 1934, Frankl fait usage du terme Gefuhlskontakt dans son texte. La même année c’est la notion opératoire de Gemüt qui impressionne favorablement Asperger à Leizig. C’est dans cette dimension affective, à rebours d’une saisie rationnelle, que résiderait le ressort indispensable de l’éducabilité, comme l’indique le passage suivant :
« Considérons les conditions élémentaires pour qu’un enfant « normal » obéisse, accepte un ordre donné, apprenne non seulement ses leçons, mais ait un comportement correct. Il ne faut pas seulement, en premier lieu, de la compréhension intellectuelle.
Avant que l’enfant puisse comprendre les mots de celle qui l’élève, à l’âge du nourrisson, il apprend à obéir, non pas aux mots abstraits, mais au regard de sa mère, au son de sa voix, à ses jeux de physionomie et à ses gestes, bref à toutes ses expressions diverses. Il ne s’agit pas d’une compréhension consciente chez le jeune enfant mais d’une empreinte. Il est en contact constant avec celle qui l’élève (…).« 14
Ces remarques sont insérées au beau milieu de la présentation de Fritz V., le cas le plus déplié dans le texte princeps d’Asperger. Elles ouvrent la partie consacrées aux conséquences pédagogiques, c’est à dire aux enjeux pratiques rencontrés avec Fritz V. et aux stratégies proposées par l’équipe du département de pédagogie curative. Elles situent le lieu d’un trouble massif et central selon Asperger qui écrit en 1943: « Dans notre cas, ce mécanisme régulateur miraculeux était considérablement perturbé.« 15 La distinction cruciale entre l’obéissance par voie intellectuelle et l’obéissance par contact vivant avec celui qui éduque, fondatrice de la pratique de pédagogie curative à la clinique pédiatrique de Vienne, est donc indispensable pour situer la psychopathie de Fritz et de « tous les cas analogues, la vie affective [y] est largement perturbée« . Cette psychopathie autistique apporte en retour la preuve de la validité de cette distinction, étayée dès l’article de Frankl par des moyens cliniques et expérimentaux sur lesquels Asperger prend alors appui : « Ce qui fait qu’un enfant obéit n’est pas à prime abord le contenu des paroles qu’il saisit et absorbe cognitivement mais les affects de celui qui l’élève et qui découlent de ses paroles. (…) La passion qui parle à travers les mots est comprise par le nourrisson, par l’étranger et par l’animal qui tous ne peuvent pas, ou pas encore, comprendre le sens des mots.« 16 Lors d’une conférence à la fin de l’année 1938, Hans Asperger avait présenté une première fois l’image des psychopathes autistiques ainsi installée dans le cadre théorico-pratique de la pédagogie curative en une formule saisissante: « Ils manquent pour ainsi dire de l’organe qui médie l’éducabilité. « 17
C’est donc bien à Vienne pendant les années 30 qu’apparaît ce nouvel usage des termes autisme/autistique, à l’occasion d’une sorte de plongement du concept bleulérien dans le bain pratique de la pédagogie curative qui s’invente. Nommant initialement un retrait du monde procédant de la concentration de l’affectivité sur certains complexes associatifs, une mutation s’opère à la clinique pédiatrique qui les fait nommer l’absence constitutionnelle d’affectivité, absence qui n’est pas totale là non plus, mais dont les effets se constate lors de l’application des procédés pédagogiques habituels. C’est ce concept d’autisme, quelque chose qui s’en rapproche tout du moins, que George Frankl aura exposé à Leo Kanner quand il travaillera à ses côtés après son exil aux USA.
Le résultat obtenu semble très probant pour Asperger en 1943 : l’autisme n’est-il pas le trait dominant à partir duquel la personnalité de ces enfants peut être décrite dans son ensemble? Les quatre cas exposés montrent suffisamment à ses yeux que, concernant ces enfants précis, les enfants de ce type, ce trait peut être choisi pour décrire adéquatement leur personnalité, de manière vivante, en allant de ce trait dominant aux différentes parties. L’évidence descriptive de ce trait réside principalement dans l’éclairage qu’il offre sur les impasses et les voies de passages de la pratique pédagogique : la stratégie proposée par Asperger est que le pédagogue thérapeute ne mette pas de passion dans sa voix d’une part, que toute l’éducation qui passe habituellement par l’affectivité soit reprise sur le terrain intellectuel d’autre part.
Notes
1. Cité in Asperger-Felder M., « « Zum Sehen geboren, zum Schauen bestellt ». Hans Asperger (1906-1980: Leben und Werk) », in Castell R., Hundert Jahre Kinder- und Jugendpsychiatrie, Göttingen, V&R unipress, 2008, pp. 102-103. En allemand l’énumération des couches de l’âme observées par l’équipe de Leipzig est la suivante : « Intellekt, Gemüt (…), Halt, Geltungsstreben, Fantasie, Antrieb, Stimmungsgrundlage, Motorik« . Je conserve pour l’instant la traduction de Gemüt par sensibilité. Gemüt, ainsi que Gefühl, ont chacun leur entrée dans le Vocabulaire Européen des Philosophies auquel il est toujours profitable de rendre visite.
2. « lebendiges » Cf infra. Asperger-Felder M., op. cit., p. 102
3. « lebendiges Bild eines Kind Persönlichkeit ». Cf Asperger H., Op. Cit., p. 102 Il est certain que le lectorat anglophone s’est trouvé particulièrement empêché de percevoir ces enjeux étant donné que la traduction en anglais de la thèse d’Asperger est amputée de ce qu’Uta Frith n’hésite pas à nommer « sept premières pages d’introduction générale et quelque peu décousue » (Frith U., Autism and Asperger Syndrome, Cambridge University Press, 1991, p. 37. Uta Frith « résume » le propos décousu d’Asperger en trois lignes dans une note). Le fait que cette traduction ait été disponible assez tôt (1991) n’a sans doute fait qu’accentuer l’empêchement en question, cela contribuait à prévenir les questions suscitées par le déplacement saccadé du syndrome d’Asperger dans les nosographies mondiales. Ce dépeçage de la thèse d’Asperger la transformait en un exposé essentiellement empirique, le texte commençant par les deux pages où Asperger indique et justifie l’emprunt des termes autisme/autistique à Bleuler, suivies des quatre longs cas. L’élaboration de ces termes/concept intervenue entre leur invention par Bleuler et l’exposé des cas était ainsi évacuée et la conclusion de la thèse se laissait alors lire comme un simple appel à la reconnaissance de la validité clinique du tableau proposé.
5. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Paris, Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, 1998, p.39
6. Asperger H., Op. Cit., p. 40
7. Asperger H., Op. Cit., p. 41
8. Asperger H., Op. Cit., p. 42
9. Asperger H., Op. Cit., p. 45
10. Asperger H., Op. Cit., p. 45-46
11. Asperger H., Op. Cit., p. 42
12. Asperger H., Op. Cit., p. 46-47.
13. Frankl G., « Befehlen und Gehorchen. Eine Heilpädagogische Studie. Teil I », Zeitschrift für Kinderforschung, 1934, 42, 3, pp. 463-479, et « Befehlen und Gehorchen. Eine Heilpädagogische Studie. Teil II », Zeitschrift für Kinderforschung, 1934, 43, 1, pp. 1-21
14. Asperger H., Op. Cit., p. 66. À ce propos cela vaut vraiment la peine d’aller lire, pour commencer, les entrées Gemüt et Gefühl du Vocabulaire Européen des Philosophies.
15. Asperger H., Op. Cit., p. 67
16. Asperger H., Op. Cit., p. 67. Dans tout ce passage ce sont bien « Affekt », « Affektive » et « Affektleben » qui sont présents dans le texte, mais ils sont rendus par « affect » puis par « passion » puis de nouveau par « vie affective » dans la traduction française.
17. Asperger H., Das psychich abnorme Kind, Wiener Klinische Wochenschrift, 1938, 51, 49, 9/12/1938, p. 1316